Réapprendre à s’ennuyer : l'antidote inattendu à la surcharge mentale professionnelle

Saviez-vous qu'étymologiquement parlant, le terme "ennui" détient la même racine latine que le terme "nuire" soit inodiare (de inodium : la haine). (1) A l'origine, s'ennuyer était donc très fortement associé à la notion de reproche contre soi.
Aujourd'hui, la société nous invite à combattre l'ennui par tous les moyens possibles et imaginables. Aussi, il est question, désormais, d'optimiser son temps à tout va !
D'ailleurs, quelle est la dernière fois que vous avez passé ne serait-ce que 10 minutes de votre temps assis, en silence, sans rien faire ? Votre sourire en coin ou votre soupir indiquent très problabablement que ce n'est pas arrivé depuis une éternité ! Pourquoi ? Parce qu'en cas d'inaction, nos chers téléphones prennent le relai pour nous sauver... enfin... en apparence.
Face à la montée en puissance du burn-out, puisque 25 à 30 % des salariés seraient en état de détresse psychologique d'après la dernière étude de l'IFOP (2), l'ennui pourrait être un remède particulièrement efficace, bien qu'inattendu. Et si l'ennui ne semble pas rimer avec "travail", cela pourrait devenir une case à cocher dans des to-do-lists particulièrement chargées de tâches professionnelles à accomplir.
Êtes-vous prêts à ajouter l'ennui à vos soft-skills ? C'est parti !
La productivité continue : une impasse cognitive
La culture de la performance rythme le quotidien des travailleurs, salariés ou entrepreneurs. Une bonne journée se définit aujourd'hui comme une journée où l'on n'a pas arrêté ! La tête dans le guidon, il est question de cocher les cases d'une to-do-list, la plupart du temps, beaucoup trop longue.
Un agenda bien rempli est presque considéré comme une preuve de réussite ! Mais à quel prix ? Cette busy culture révèle bien plus une illusion de productivité et favorise la déconnexion... de soi !
Si l'on devait vous demander ce qu'est la productivité, que diriez-vous ? Pensez-vous être un travailleur productif ? En quoi cela se matérialise-t-il dans votre quotidien pro ?
Votre esprit devient alors un océan de cases à cocher, de lignes d'un tableaur excel à remplir, de créneaux horaires à occuper. Certains pourraient se dire que c'est normal, c'est ça... le travail ! Effectivement. Travailler pour soi ou pour une entreprise demande un investissement de temps, d'énergie, un rythme à suivre, des règles à respecter. La productivité peut naître d'une réelle passion pour son métier et révèle donc l'envie de bien faire, de s'accomplir. En revanche, la productivité peut aussi prendre racine dans une vie professionnelle un peu subie, un management inadapté.
Vous pourriez être le représentant en chef de la productivité continue parce que vous adorez votre métier au point de ne plus parvenir à déconnecter, tout comme vous pourriez l'être parce que vous êtes complètement débordé, stressé et angoissé.
Quel que soit le cas de figure, parvenir à s'ennuyer n'est un mal pour personne, bien au contraire. Il arrive même que les personnes particulièrement satisfaites de leur vie professionnelle finissent en burn-out car elles dissocient parfois difficilement l'investissement de soi du sacrifice.
Peu à peu, le brouillard mental, la confusion, les oublis apparaissent ! La démotivation peut se manigester à bien des égards, le sentiment perpétuel d'être complètement sous l'eau apparaît, tout comme la fatigue décisionnelle. Sans compte, évidemment, les sautes d'humeur et le stress chronique à la moindre contratriété.
Ce que dit la science : ennuyez-vous, c'est bon pour votre cerveau
Si l'ennui est considéré comme l'ennemi public n°1 du monde du travail, il s'agit pourtant d'un véritable besoin pour le cerveau humain.
De nombreuses études ont été réalisées à ce sujet pour prouver que oui... s'ennuyer, c'est bon pour la santé. Partons à la découverte du cerveau humain. Ce dernier est constitué de plusieurs zones, appelées "réseaux".
- Le réseau de l'attention est la partie du cerveau chargée de filtrer des stimulis pertinents lorsqu'on entreprend une activité stimulante. L'activité de ce réseau diminue donc lorsque vous vous ennuyez.
- Le réseau éxécutif permet à un individu de tout mettre en place pour gérer ses émotions, ses comportements, ses pensées en présence de situations nouvelles et/ou complexes. C'est la partie du cerveau qui vous permet de vous concentrer. En cas d'ennui, ce réseau baisse également son activité.
- Le réseau du "mode par défaut", quant à lui, s'active lorsque vous laissez libre cours à vos pensées (généralement, lorsque vous réduisez la voilure et que vous vous octroyer un temps de pause). Cette activation participe au bon fonctionnement de votre mémoire, de vos émotions mais aussi de votre introspection.
Lorsque vous vous ennuyez, votre cerveau est en état d'alerte, surtout s'il est habitué à être particulièrement actif. Le cortex insulaire, aussi connu sous le nom d'insula, est la partie du cerveau liée au système limbique. Cela signifie qu'elle traite l'ensemble des informations émotionnelles et sensorielles des individus, comme la douleur, la conscience de soi, la dépendance... Face à l'ennui, votre insula envoie un signal "Je m'ennuie", processus appelé "interception". Votre amygdale cérébral reçoit l'information, car cette partie du cerveau est formée pour la traiter, décoder les stimulis et vous orienter dans vos réactions comportementales (notamment face à la peur). Votre cortex pré-frontal prend alors le relai et chercher absolument une activité à réaliser.
Comme une cocote minute, votre système nerveux sympathique (et on ne parle pas ici de votre amabilité bien que cela puisse avoir un effet sur vos humeurs) est sous tension, le pauvre. Vous ne lui laissez aucun moment de répit pour se détendre un peu et reprendre des forces. C'est notamment ce système qui vous permet de choisir entre la lutte ou la fuite face au stress. Sans vous en rendre compte et parfois même sans avoir le sentiment d'être stressé, votre cerveau, face à votre productivité constante, est pourtant bel et bien en état de stress. On parle alors d'usure allostatique ou usure physiologique (3).
Vous l'aurez donc compris : lorsque vous êtes productif, votre cerveau travaille dur. Et lorsque vous vous ennuyez, il est en état d'alerte et cherche à se nourrir de quelque chose pour "s'en sortir" parce qu'il n'est pas vraiment habitué à ce temps de latence. C'est justement à ce moment-là que vous vous sentez dans l'inconfort : "Mais que vais-je faire pendant ma pause déjeuner si je suis seul parce que ô malheur, mes collègues ont un déjeuner pro à l'extérieur ? Bon, je vais travailler et manger devant mon ordinateur, je vais gagner du temps sur mes tâches de demain". Mais c'est aussi à ce moment-là que vous avez l'opportunité d'éduquer votre cerveau à relâcher la pression et accueillir ces moments de... rien !
Prendre des vacances... mentales, c'est bon pour le moral
Qu'est-ce que c'est encore ? Des vacances "mentales" ? Vraiment ? Eh bien, chers professionnels, à défaut de partir aux Bahamas, vous pourriez faire le plus beau voyage de votre vie grâce aux vacances mentales.
Les vacances mentales sont en réalité des temps de pause que vous vous octroyez au cours d'une journée pour méditer, prendre l'air, penser, etc. Il s'agit d'un état de déconnexion mentale allant de quelques minutes à plusieurs heures pour les experts ! Il est question de choisir l'activité qui vous convient, et qui active l'émotion "je me sens bien, je me sens mieux, plus apaisé".
Cette mini-pause, au bureau, peut prendre diverses formes, ne coûte rien, et peut passer inaperçue aux yeux des autres ! Prenez-là lorsque vous vous sentez fatigué, stressé, que des émotions négatives vous parcourent ou qu'un souci survient.
S'ennuyer au travail : au secours, comment faire docteur ?
- Certaines personnes, après un désaccord avec un collègue, par exemple, ont besoin de sortir prendre l'air.
- Aller se balader le midi après le repas plutôt que de retourner immédiatement sur son PC pour poursuivre ses tâches, c'est partir en vacances mentales.
- Arrêter ce que vous êtes en train de faire pendant quelques minutes parce que vous conscientisez que vous n'êtes pas productif, que vous n'y arrivez pas, ou que vous n'en pouvez plus.
- Prendre un encas au bureau, c'est vous octroyer un moment de déconnexion avec quelque chose qui vous fait plaisir.
- Faire une sieste de 15 minutes parce que vous êtes complètement à plat à cause de votre journée et que vous ne parvenez plus du tout à vous concentrer, ce sont aussi des vacances mentales.
- Prendre le temps de respirer, de méditer, parce qu'une situation stressante vient de se produire.
- Lire un article de presse ou faire une partie d'un jeu mobile en pleine journée parce que vous avez besoin de lâcher prise.
- Aller déjeuner lors d'une journée de formation. En fin de matinée, vous ne tenez plus en place, vous peinez à garder les yeux ouverts, mais d'un coup d'un seul, le simple fait d'aller déjeuner vous ravigote. Vous activez le levier "bien-être".
- Regarder par la fenêtre pendant de longues minutes.
- Aller dehors prendre l'air sans votre téléphone et observer le monde qui vous entoure.
Ces activités ne prennent que peu de temps dans votre journée, pourtant, vous vous sentez bien mieux après, n'est-ce pas ?
"Mais ici, il n'est pas réellement question d'ennui !", me direz-vous. Oui, chers professionnels, il est question de vous accorder des moments "détente" et d'apprendre, surtout, à lever votre tête du guidon pour observer votre environnement, conscientiser votre état mental, vos émotions, et prendre des décisions en faveur de votre sérénité. Certaines personnes parviennent encore, par exemple, le matin dans les transports, à ne pas être sur leur téléphone. Faites l'expérience un jour et rendez-vous compte de ce phénomène. Pourtant, rien de plus apaisant que de ne rien faire ! L'inaction ne doit pas être associée à la peur et au besoin irréprescible d'avoir un moment de vide intersidéral dans votre journée. Vous demeurez à l'écoute de vos émotions, vous vous prenez à penser à d'autres choses, à vous souvenir d'une blague de votre collègue la veille, à vous nourrir du sourire d'un inconnu, qui, comme vous, a choisi de ne pas être sur son téléphone. Vous remarquez même les détails d'une affiche, vous vous posez des questions existencielles... vous ne FAITES plus, vous ÊTES.
Manager : l'ennui is the new place to be, au service de votre leadership éclairé
S'ennuyer est un acte profondément personnel. Chaque personne s'ennuie à sa manière. Mais en tant que manager leader, votre superpouvoir est de donner l'exemple à votre équipe ! Bien entendu, il n'est pas question d'arriver un matin en vous écriant "Aujourd'hui, on va s'ennuyer !", vous risquez de perdre des collaborateurs dans la bataille.
Il est plutôt question de mettre en place de petits rituels favorisant les bienfaits de l'ennui : la créativité, l'introspection, la mémorisation et la gestion des émotions.
Pour cela :
- Laissez des moments de latence dans les réunions : il s'agit d'un temps de réflexion offert aux participants. Ces temps de latence permettent aussi à tout un chacun de saisir l'opportunité de prendre la parole.
- Mettez en place la "pause blanche" ou le "temps blanc". Très jolie expression pour dire simplement : un temps pour ne rien faire, ou du moins, faire beaucoup moins. C'est indispensable ! A la fois pour pouvoir accueillir les urgences avec plus de sérénité car vous savez que vous avez toujours un temps dédié dans vos journées, mais également pour apprendre à ralentir la cadence.
- Demandez à vos équipes de préparer leur planning le vendredi avant le week-end pour favoriser la déconnexion du bureau, mais aussi leur permettre de gagner en gestion du temps et en organisation. De cette manière, ils gagnent en visibilité sur leur temps de travail, leurs priorités et peuvent découper une grosse tâche en plus petites. De cette manière, leur emploi du temps est plus équilibré. Ils gèrent aussi ce dernier en fonction de leurs préférence (plus ou moins productifs le matin ou l'après-midi, impératifs personnels, absences, etc).
- En fonction des coeurs de métier, invitez vos équipes (et vous-même) à supprimer ou désactiver les notifications professionnelles sur leur téléphone (bonjour Teams sur le portable et les réponses de jour comme de nuit aux messages, même pendant les vacances).
- Sensibilisez-les à la gestion attentionnelle : votre équipe et vous devez apprendre à redevenir "monotâches", mais aussi à vous prémunir des sollicitations extérieures pouvant impacter votre concentration, vos moments de bien-être. Car c'est une réalité : vous êtes encore (et heureusement) acteurs de votre vie ! Si vous avez décidé de vous reposer mais que vous êtes constamment dérangés, faites-en sorte de ne plus l'être ! Notifications en sourdine, téléphone éteint, etc. Il est aussi question de communiquer avec les autres. Vous pouvez refuser de répondre tout de suite à la question d'un collègue si vous êtes occupé sur une tâche, mais il y a une manière de le faire. Si vous n'avez pas envie qu'on vous sollicite pendant une petite heure, le temps de finir un projet, dites-le à votre équipe gentiment et devancez les sollicitations : "Si besoin, je suis de retour dans une heure, on pourra en parler à ce moment-là". "Je ne prends pas mon téléphone", "Je reviens immédiatement après s'il y a des sujets importants à traiter, j'ai prévu un temps pour cela".
- Formez vos équipes à la gestion du rythme, qu'il ne faut pas confondre avec l'occupation permanente. Dédramatisez l'idée d'avoir une journée "tranquille" au bureau ! Ce n'est pas une injure, bien au contraire ! Ralentir le rythme fait beaucoup de bien !
- Ecoutez votre équipe, écoutez-vous, et observez les signaux d'alerte. Il y a une grande différence entre un collaborateur qui s'ennuie dans ses missions et qui développe donc une forme de bore-out et l'ennui ponctuel associé à certaines périodes de l'année ou aux variations d'émotions, d'humeur, propres à chacun. Quoi qu'il en soit, vous êtes l'oreille attentive de votre équipe, mais aussi et surtout de chaque collaborateur individuellement. Les inviter à ralentir la cadence quand vous les sentez épuisés, c'est une bonne chose. Mettez ensemble en place des solutions concrètes, aidez-les à prioriser leurs tâches selon leur planning, invitez-les à s'octroyer des journées plus "cool" dans la semaine, insistez sur certaines plages horaires. Par exemple, une journée avec de trop nombreuses réunions peut vous amener à dire : "Ce serait super si tu pouvais au moins avoir un battement de 15 minutes entre chaque réunion, pour souffler, prendre une pause, reprendre tes esprits. C'est important".
L'ennui ne doit donc pas être votre cible, mais un soutien de taille, quel que soit votre statut professionnel, votre niveau hiérarchique. Réapprendre à s'ennuyer, c'est d'une certaine manière se reconnecter à soi, pour le meilleur mais aussi pour le pire car cela amène à réfléchir. Et si cette chasse à l'ennui révélait bien plus pour vous ? Entretenir cette introspection est essentielle, pour votre bien-être mental, mais aussi pour votre bonheur et votre épanouissement. Vous faites le point avec vous-même et vous-vous donnez l'impulsion de vous remettre au premier plan quoi qu'il arrive.
(1) https://shs.cairn.info/revue-etudes-2009-2-page-231?lang=fr
(2) https://www.ifop.com/publication/enquete-sur-la-sante-mentale-en-entreprise/